Je m’appelle Astrid et je présente la météo nucléaire. Ce n’est pas de tout repos, mais comme le nucléaire est une énergie sûre et peu chère, je suis motivée. Par contre, ce matin, j’ai eu un coup au cœur: huit de mes réacteurs ont été victimes d’une mystérieuse «panne» dans la nuit.
Mais d’abord laissez-moi vous raconter un peu comment je travaille.
Le matin, je vais me promener sur le site RTE (Réseau Transport Électrique) pour prendre la température. On peut y contempler les arrêts des centrales nucléaires, mais aussi des autres unités de production électrique – tout est mélangé. Heureusement, je connais par cœur le nom de mes chères centrales et je sais donc tout de suite si l’unité concernée est nucléaire ou pas. Ensuite, il y a différents types d’indisponibilités. Lorsque c’est bleu, c’est planifié, lorsque c’est jaune, c’est fortuit. Par ailleurs, les indisponibilités peuvent être complètes (arrêt total = puissance disponible 0) ou bien partielles (baisse de production).
En général, comme l’industrie nucléaire est très bien organisée, le ciel est tout bleu. Il est fort peu probable qu’une catastrophe soit en cours, et si c’était le cas, comme elle est bleue, c’est qu’elle était prévue : pas d’inquiétude. Dans l’absolu il faudrait regarder ligne à ligne le type d’arrêt, mais a priori, pour la météo, je m’occupe surtout du jaune. Le jaune, donc, c’est le «fortuit», l’imprévu, la défaillance. J’espère que vous suivez.
Or ce matin, j’ai observé un phénomène atmosphérique que je n’avais jamais vu avant. Un truc incroyable, vraiment: tout était jaune. Radieusement jaune.
Non seulement les unités nucléaires, mais aussi d’autres au fioul, charbon, hydraulique. Tout était en indisponibilité fortuite. Ah mais je ne vous ai pas encore raconté ce que je fais quand je vois du jaune : je cherche le nom de la centrale sur le site bien aimé d’EDF et je vais dans la rubrique actualités. Là, j’espère un petit communiqué. En général, le communiqué me dit :
«A l’heure H l’unité n°X de la centrale de Y s’est arrêté automatiquement, conformément aux dispositifs de sûreté et de protection du réacteur. Les équipes de la centrale réalisent actuellement un diagnostic pour préciser les circonstances de cet arrêt. Cet arrêt n’a aucun impact sur la sûreté des installations, ni sur l’environnement.»
Autrement dit, rien. Mais EDF me parle, c’est l’essentiel. Et puis des fois c’est un peu différent. Il y a des incendies. Des plans d’urgence interne. Des sortes de tempêtes dans la normalité et la sécurité ambiantes.
Bref, moi, d’habitude, je m’intéresse en priorité aux arrêts jaunes et complets. Sauf que ce matin, c’était inhabituel. Aucune unité nucléaire jaune n’était à zéro, il s’agissait juste de baisses de production, parfois conséquentes mais jamais totales. J’ai compté qu’entre 22h et 8h30 cette nuit, au moins huit réacteurs avaient ainsi été touchés par un incident.
Du coup j’ai été faire un tour sur mon autre base de données, plus récente et plus claire. Vraiment EDF fait un travail admirable de transparence. Ce n’est pas parce que le règlement 1227/2011 concernant l’intégrité et la transparence du marché de gros de l’énergie (appelé REMIT) demande aux producteurs de divulguer publiquement certaines informations concernant leurs actifs. Non. C’est tout simplement parce que cette entreprise a authentiquement le goût du contact: elle aime parler aux gens. À ses clients bien sûr, mais aussi à tous les contribuables qui l’ont quittée en se fournissant ailleurs et continueront à la financer en lui reversant une partie conséquente de leurs impôts.
Sur cette base-là, il n’y a plus de jaune. Quoiqu’il arrive, tout est bleu. Il suffit d’utiliser le menu déroulant et de choisir «filière : nucléaire / cause : panne». C’est donc ce que j’ai fait et voilà ce que la base m’a répondu:
Huit réacteurs nucléaires touchés par une panne la même nuit: j’ai beau avoir l’habitude des petits nuages qui ont tendance à pleuvoir juste au dessus de mes centrales, huit, c’est énorme! En cliquant sur «voir» dans la colonne de droite, on peut accéder à un aperçu du résumé de la défaillance. Sur les huit indisponibilités de cette nuit, la cause indiquée est la même : «panne».
Sauf que huit pannes la même nuit, c’est trop. C’est bizarre, en fait.
Dans mes marque-pages, j’ai enregistré toutes les rubriques «actualités» des «mini-sites» de chacune des centrales nucléaires – vous savez, les pages où on peut avoir accès aux communiqués types. J’ai donc choisi l’une des centrale affectées, en l’occurrence Belleville, et j’ai cliqué en espérant qu’elle me parlerait. Mais rien ne s’est affiché. J’ai changé de réacteur et j’ai recliqué – à nouveau, page blanche. Cela devait être mon navigateur. J’ai décidé d’en essayer un autre et là je suis tombée sur un message d’erreur.
Ah ben mince alors ! La tempête qui a attaqué simultanément la production sur des sites nucléaires dispersés dans toute la France aurait aussi emporté mon site préféré? J’avoue qu’à ce moment précis j’ai pensé à une attaque informatique, oui, un bref instant. Cela aurait pu expliquer la relative simultanéité des indisponibilités, aussi. Mais d’un autre côté c’était impensable : objectivement, les systèmes informatiques des centrales sont aussi sûrs que les centrales elles-mêmes. Autrement dit à 100%.
Quelques minutes après, j’ai fini par tomber sur un message de réassurance. Maintenance informatique. Bon, il suffisait donc d’attendre patiemment et sans s’inquiéter. De toute façon, si on y réfléchit bien, avec le nucléaire cela ne sert à rien de s’inquiéter: soit il ne se passe rien de grave et c’est de l’alarmisme, soit il se passe quelque chose de trop grave et c’est déjà trop tard. J’ai contemplé sur l’écran les éoliennes en mer de mon électricien favori pendant une petite heure, apaisée.
Le site est revenu à la vie, petit bout par petit bout. Mais de communiqué, point. Aucune des centrales touchées n’avait rien écrit sur sa page pour expliquer sa «panne» nocturne. Cela ne m’a pas paru surprenant, car même pour les arrêts totaux, même pour les arrêts d’urgence avec incendie et tout le tralala, il faut souvent attendre plusieurs heures voire plusieurs jours avant qu’un communiqué n’apparaisse.
Faute de mieux, je suis revenue sur le site RTE qui propose, outre la fameuse liste jaune et bleue, un outil pour voir l’état de la production, centrale par centrale et jour par jour. Dans le menu de gauche, rubrique «nucléaire», il suffit d’ajouter les «groupes» qui vous intéressent, de choisir votre jour, et là, magie : les productions affichent leurs jolies petites courbes. Cela m’a confirmé que les huit réacteurs en question avaient bien connu une baisse de production. Et j’ai pu constater que sur 5 d’entre eux, la baisse avait une courbe très similaire. Les autres avaient débrayé un peu plus tôt dans la nuit, comme l’indiquait la base de données.
Mais toujours rien sur la cause de la «panne». J’ai donc posé la question à EDF sur Twitter, mais EDF ne m’a pas répondu. Il faut savoir qu’EDF ne me répond presque jamais, ce qui est assez triste étant donné toute la sympathie et l’admiration que j’ai pour elle. Mais Twitter, lui, m’a répondu quelques heures plus tard. Et vous ne devinerez jamais ce qu’il m’a expliqué.
Cette panne, en fait, eh bien c’était une grève.
Une sorte de panne de salariés, si vous préférez. Techniquement parlant, ce qui apparaissait sur mes bases de données était donc une baisse de charge lié au mouvement social. Honnêtement, je ne l’aurais jamais deviné toute seule. Comment peut-on faire grève quand on a la chance de travailler dans une si belle entreprise? Quel égoïsme, tout de même, surtout quand on sait les difficultés financières que traverse l’électricien en ce moment… Mais enfin, ce n’est pas à moi de juger. Et puis je n’ai rien contre l’intersyndicale d’EDF, bien au contraire. Il semblerait que les salariés protestent contre le démantèlement du service public de l’énergie et la fermeture de deux centrales au fioul et au charbon. Quand on pense à toutes les opportunités qui vont s’offrir à eux avec les centaines d’EPR propres que la France va vendre au monde entier dans les années à venir, on peut se demander si ça vaut bien la peine de porter atteinte de cette façon à la production nationale pour défendre des unités polluantes. Mais bon, passons.
Pourtant j’aurais pu deviner. Il y a déjà eu une grève le 21 janvier, une autre le 9 décembre, mais comme j’étais en tournage avec la Parisienne Libérée je n’y avais pas prêté attention. Il y a pas mal de grèves à EDF, comme le relève le Figaro un brin agacé, titrant «EDF se met à nouveau en grève». D’ailleurs, il se pourrait bien qu’il y en ait d’autres, des grèves, surtout si le groupe continue à supprimer des emplois au fil de sa faillite annoncée. Mais pardon, EDF, je ne devrais pas parler de toi comme cela. Tu sais ce qui est bon pour nous. Ton pragmatisme n’a d’égal que ta clairvoyance.
Bref, je me demandais : EDF, puisque tu as de belles bases de données, ne pourrais-tu pas ajouter un champ, une valeur, afin de différencier une panne et une grève? De cette façon, si un jour il y a une panne généralisée des centrales nucléaires, nous ne nous inquiéterons pas inutilement à l’idée qu’il pourrait s’agir, par exemple, d’une grève générale.
Astrid
Paris, le 18 février 2016 **Texte initialement paru sur le blog de la Parisienne Libérée et publié par lundimatin**