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La société du confinement (p. 204-212)


Extrait de « Soyons inconfinables », quatrième partie du livre « Le nucléaire, c’est fini », paru le 20 septembre 2019 aux éditions La Fabrique. (p. 204-212). Ce texte a donc été écrit et publié 6 mois avant la mise en place du premier «confinement». Article publié le 13 avril 2020 par Lundimatin.

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En septembre 2019, La Parisienne Libérée a publié aux éditions La Fabrique un petit livre vert intitulé « Le nucléaire, c’est fini » (voir nos articles ici ou ). La dernière partie de cet ouvrage lance un appel qui résonne singulièrement aujourd’hui — « Soyons inconfinables » — et propose de définir le régime disciplinaire actuel comme étant celui d’une « société du confinement ». Nous reproduisons ici quelques extraits de ces réflexions prémonitoires.

« On peut s’interroger sur la fonction du concept de confinement. Manifestement, il n’est pas là pour empêcher la dispersion des matières radioactives, mais il a peut-être d’autres usages, sociaux et politiques ? Puisque les états nucléaires n’ont pas pu, ni voulu, tenir captives leurs productions guerrières, n’ont pas réalisé industriellement les mondes clos dont ils se vantaient d’avoir la maîtrise technologique, c’est désormais directement à nous que s’applique l’injonction du confinement.

L’Intérieur est partout

Aux côtés des industries de la chimie et des hydrocarbures, de la biologie, mais aussi du bâtiment ou encore de l’automobile, le nucléaire a largement contribué à définir et instaurer un régime disciplinaire qui constitue une phase avancée des pratiques d’enfermement et de contrôle – une société du confinement. Les personnes qui se conforment aux normes de ces sociétés expérimentent un genre particulier d’isolement : les espaces « extérieurs » qu’elles traversent tendent à devenir des espaces intérieurs. Alors que dans les modèles d’enfermement, la prison est envisagée comme une intériorité close et privative de liberté, dans une société du confinement, cette condition d’« être sous contrôle » devient la norme. Le rôle que jouait autrefois « la société » comme extérieur ouvert et désirable, par rapport au monde clos de la prison, tend à devenir inutile, à s’estomper (et, avec elle, l’idée que la liberté de circuler serait fondamentale). Les frontières s’épaississent, les grillages s’installent, les sas se ferment.
La formule « métro, boulot, dodo » a peut-être été une première intuition de cette nouvelle intériorité continue, car elle décrit bien une circulation entre des mondes certes ouverts entre eux, mais dont l’ensemble forme un univers clos sur lui-même. Plus près de nous dans le temps, le supposé open space est, comme son nom ne l’indique pas, un parfait exemple de spatialité fermée. Son intériorité close se perçoit elle-même comme ouverte, tandis qu’elle reste confinée dans un labyrinthe de parois isolantes et de plantes vertes mesquines. En quittant l’open space et en arrivant dans un parking, pour monter dans une voiture ou un bus et rentrer chez soi, à quel moment est-on vraiment « sorti » ? Mais cela ne touche pas que les catégories « actives » du néolibéralisme. Dans les villages et les quartiers, même si le confinement est moins avancé, ses effets se font sentir depuis plusieurs décennies. Les enfants jouent moins dans la rue, il y a moins d’espaces communs où les mamies et papis peuvent prendre le soleil, moins de cafés animés, moins de discussions impromptues entre voisins. Les places publiques tendent à devenir silencieuses, désertées par les habitants confinés – pas partout, heureusement.
Lorsqu’on passe d’un espace intérieur à l’autre, lorsqu’on emprunte ce type de tunnel à géométrie variable, on n’évolue plus tellement en milieu « ouvert » ou « fermé », mais plutôt dans ce qu’il faudrait qualifier de « milieu mobile ». En parcourant des intériorités (logements, cafés, lieux de travail) et des pseudo-extériorités (transports, parkings, supermarchés, routes, stades, parcs, piscines), les déplacements se heurtent rapidement à un certain nombre de limites et de frontières : les confins, ces espaces qui se trouvent juste au bord de la fin, commencent à se faire ressentir. L’espace intérieur, qu’on imaginait infini, semble d’un coup plus réduit. La liberté de circulation, même pour celles et ceux qui jouissent encore théoriquement de ce droit, devient illusoire, dans la mesure où elle ne permet plus de sortir des interminables parcours qui ont été balisés pour nous en interne, à l’intérieur desquels nos engins pointent nos présences et absences, entre deux aires vidéo-surveillées. Autrement dit, même le fait de se déplacer à l’intérieur des mondes n’arrive plus à nous faire oublier que nous vivons dans un espace confiné, sans portes ni fenêtres. Restez chez vous, respectez les ordres de confinement et attendez les consignes. On étouffe ici, vous ne trouvez pas ?

Définition

Si l’enfermement se concentre sur le fait de contrôler les échanges (entre un prisonnier et son entourage, par exemple) et si l’isolement est une modalité d’enfermement qui tend à réduire drastiquement et temporairement la possibilité de ces échanges (mitard), le confinement, au sens où nous l’entendons, a pour objectif d’interrompre ces mêmes échanges, de les empêcher d’avoir lieu. Le but de l’opération consiste à obtenir un enfermement plus complet, tendant à abolir toute relation avec l’extériorité, jusqu’à faire oublier l’existence même de cet ailleurs. L’extériorité n’étant plus ni côtoyée, ni même représentée, elle tend alors à devenir distante, floue. Cela tombe plutôt bien pour les industriels, car pendant que tout le monde navigue entre les différentes sphères normées de l’Intérieur, les prédateurs industriels ont le champ libre « au-dehors » pour organiser attaques et pillages, autrement dit, conduire leurs projets. Militaires ou civils, nucléaires ou chimiques, les grands confineurs sont en tout cas tombés d’accord. Pendant qu’ils prêchent sur tous les tons les vertus de l’hermétisme, leurs pratiques y sont absolument contraires. Elles consistent à dévorer nos ressources collectives puis à répandre dessus, en partant, des produits toxiques, pour être bien certains qu’elles ne soit plus jamais d’aucune utilité à personne. Ainsi, espèrent-ils, nous serons bientôt les clients captifs de leurs prochaines offres et achèterons, un jour de grande soif, la bouteille d’eau contaminée qu’ils nous vendront à prix d’or.

Inconfinables

Dès les premiers développements scientifiques et militaires, puis à travers tous les mirages électriques de la modernité à l’américaine, et encore récemment jusque dans leurs tentatives pour imposer Cigéo, les promoteurs de l’atome ont toujours mis la notion de confinement au cœur de leur propagande : en situation « normale », la radioactivité est confinée ; en situation d’« accident », c’est la population qui doit l’être. Cette norme définit en quelque sorte le passage entre les deux mondes, sachant que le second n’adviendra jamais — voilà ce qui était officiellement prévu. Mais alors que les mondes se contaminent, la population qu’il faut cloîtrer c’est nous, et nous ne sommes pas seulement quelques centaines de malades contagieux. Nous sommes des millions, nous sommes inconfinables  ! Cet aspect ne pose pas de problème majeur à l’état nucléaire. D’une part, il n’a jamais prévu de nous confiner réellement, mais plutôt que nous nous enfermions nous-mêmes dans des bâtiments auxquels la législation impose des ventilations, ce qui est une vision relative et paradoxale du confinement. D’autre part, nous sommes, pour la plupart d’entre nous, déjà suffisamment enfermés et, à divers degrés, isolés dans des espaces contrôlés depuis l’Intérieur, pour qu’il puisse se permettre de laisser se dérouler quelques interactions. Laissons-les se parler, cela fera de la matière pour les procédures. (…)

Déconfinons !

Le confinement, au sens où nous l’entendons ici, se manifeste donc comme un régime d’isolement à tendance totalitaire et à caractère militaire. C’est une organisation sociale suffocante, qui s’est construite autour d’un mensonge, celui de la possibilité même du confinement industriel durable des matières toxiques. Elle a fait de ce mensonge une norme, sur laquelle se sont édifiées les activités industrielles, et qui s’est prolongée dans l’automatisme disciplinaire d’une société de plus en plus bouclée de toutes parts. Ainsi, à l’image de ces nouvelles formes d’organisation sociale asphyxiantes, on voit désormais les manifestations se transformer régulièrement en nasses. On peut aussi penser aux dernières manifestations contre la loi travail, comme celle du 23 juin 2016 à Paris, où le cortège en a été réduit à tourner autour du bassin de l’Arsenal, l’ensemble du parcours étant « circonscrit » à ce périmètre restreint. Dans ce cadre, on pourrait peut-être interpréter les gilets jaunes comme un profond et brusque mouvement de déconfinement de la société française, un moment historique où des mondes intérieurs qui n’étaient plus sortis, ne s’étaient plus croisés depuis des années, ont soudain décidé de se rejoindre dans un nouvel espace commun, en dehors des cadres et normes qui régulaient normalement leurs interactions sociales confinées. Cela a été particulièrement vrai en décembre 2018 et le choix du rond-point comme lieu de lutte, évidemment, a été très judicieux, puisqu’il incarne parfaitement la pseudo-extériorité, le lieu qui semble être « dehors » mais dont la circulation est tellement balisée de l’intérieur qu’on ne peut pas considérer les personnes qui l’empruntent habituellement comme y circulant « librement ». On est sur un rond-point, considéré comme une surface. Que se passe-t-il lorsqu’on fait sur cette surface ce qui n’y est pas prévu, ou plutôt ce qu’il est prévu qu’on n’y fasse pas, à savoir, quand on s’y promène à pied, qu’on y passe du temps avec des voisines et des inconnus, qu’on y construit des cabanes, qu’on y danse et qu’on y partage un café ? Le rond-point, alors, change complètement de statut territorial, de spatialité : on n’y est plus confiné au sein d’un véhicule pris dans des flux de circulation organisés par des ordres de déplacements routiers ou des rambardes. Au contraire, le rond-point devient une place publique, une agora, un espace ouvert, il se déconfine. Cette intuition géniale des gilets jaunes n’a d’ailleurs pas été la seule. Le mouvement a aussi adopté comme vêtement et signe de reconnaissance un gilet de sécurité qui renvoie directement à l’univers de l’industrie et de ses normes. Même sans nommer le nucléaire, qui a été largement absent des mots d’ordre et revendications, les gilets jaunes ont, de fait, constitué une sorte de corium populaire, un relâchement massif d’habitants fluo dans l’atmosphère politique, dont certains ont exprimé de façon très explicite leur souhait de renouer des échanges, de résister aux injonctions de confinement. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les tenants de l’hermétisme ont passé plusieurs mois à leur ordonner de rester chez eux.(…) »